L'Orient le Jour
Après la saignée subie par les chrétiens d'Irak, l'attentat d'Alexandrie est venu, d'un coup, jeter une lumière crue sur la gravité du péril encouru par la chrétienté dans la région qui fut son berceau.
Sans passer inaperçues, les attaques antichrétiennes en Irak, qui ont quasiment achevé d'anéantir une présence séculaire des Églises dans ce pays, pouvaient encore être assimilées au chaos général que vit cette terre depuis plusieurs années. Ce n'est certainement pas le cas de l'agression sanglante contre la communauté copte, survenue dans un pays supposé plus ou moins bien tenu par ses autorités et jouissant d'un contexte de paix.
Est-ce à dire que les chrétiens sont aujourd'hui, en tant que tels, menacés dans leur existence partout dans le monde arabo-musulman? D'une certaine façon, oui.
Bien sûr, d'aucuns diront que l'histoire n'est pas forcément linéaire et que les évolutions peuvent connaître parfois des coups d'arrêt, voire des retournements. C'est possible, et d'ailleurs cela s'était vu jadis : en 1516, à la veille de la conquête ottomane des contrées formant le Croissant fertile (grosso modo le Liban, la Palestine, la Jordanie, la Syrie et l'Irak), les chrétiens n'étaient plus que 7 % de la population totale de cette région, suite à près d'un millénaire d'islamisation.
Quatre siècles plus tard, à la chute de la Sublime Porte, leur proportion était remontée à près de 20 %, ce qui en dit long au sujet de la politique suivie par les Ottomans à l'égard des minorités non islamiques de l'Empire.
Mais pour ce qui est de notre temps présent, la lucidité commande d'observer que la perspective d'une accélération du processus de disparition progressive des populations chrétiennes dans la région, entamé au XXe siècle, se précise de plus en plus.
Le phénomène est déjà très avancé en Irak, on l'a dit, mais aussi en Israël-Palestine, y compris dans la ville du Christ, Nazareth, qui a donné son nom aux chrétiens. Pour ce qui est de l'Égypte, la communauté copte y vit depuis très longtemps les affres d'une espèce de sous-dhimmisme de moins en moins sournois et l'attentat contre une de ses églises en Alexandrie n'ajoute que le côté spectaculaire à cet état de fait.
Le Liban mis à part, le seul pays de la région abritant une minorité chrétienne conséquente et échappant dans une certaine mesure à la tendance générale est la Syrie. En effet, s'il faut reconnaître une qualité au régime syrien (il en a très peu d'autres), c'est bien celle de se montrer jusqu'ici plus ou moins respectueux des libertés religieuses.
Mais c'est naturellement le Liban qui paraît encore aujourd'hui être le pays le mieux armé de la région pour lutter contre une disparition quasi programmée de la présence chrétienne à court ou à moyen terme. Cela tient à plusieurs raisons, historiques, bien sûr, mais aussi culturelles et psychologiques, bien davantage qu'arithmétiques.
En Syrie, la tolérance religieuse est le fruit d'une politique imposée par le régime. Au Liban, en dépit de certaines apparences, elle est davantage inscrite dans les mœurs. Certes, cette caractéristique peut connaître des secousses de temps à autre, lorsque les conflits politiques atteignent un niveau tel que la peur de l'autre devient trop forte, mais elle n'en demeure pas moins une réalité tangible la plupart du temps.
Le sentiment que « le pays ne m'appartient pas à moi tout seul », qu'il « y a une place pour l'autre » est plus ou moins réel chez la plupart des Libanais, même s'il reste encore du chemin à faire pour qu'il se développe dans le sens d'une plus grande tolérance.
De ce point de vue donc, les Libanais, qu'ils soient chrétiens, sunnites, chiites ou druzes, sont logés à bien meilleure enseigne que leurs coreligionnaires dans le reste du monde arabo-musulman.
En revanche, ce qui fait gravement défaut au Liban, c'est la mésentente entre Libanais sur leur référence ultime, celle qui est censée les protéger tous en tant que membres de telle ou de telle communauté. Et c'est précisément là que la question chrétienne (mais aussi druze) revêt un caractère plus dramatique que les autres, dans la mesure où une telle référence est inexistante pour les chrétiens, sans parler de l'évolution démographique qui leur est défavorable.
Pour les sunnites, un « dernier recours » existe : c'est l'Arabie saoudite, voire l'Égypte ; et pour les chiites, l'Iran. Les chrétiens, eux, ne peuvent regarder dans aucune direction : l'Europe chrétienne n'est certes plus ce qu'elle était à l'époque de Napoléon III, et, de plus, à supposer même que l'Occident veuille intervenir le cas échéant, son intervention se retournerait contre ceux-là mêmes qu'il chercherait à protéger.
« Si les chrétiens d'Orient bénéficient d'un appui trop voyant (de la part de l'Occident), ils seront perçus encore plus comme vecteurs de l'influence étrangère », souligne en effet un chercheur de l'IFRI (Institut français des relations internationales). On l'a d'ailleurs vu avec la réaction (mal inspirée) du cheikh d'al-Azhar au cri du cœur lancé par le pape Benoît XVI après l'attentat d'Alexandrie.
Pour les chrétiens du Liban, en dehors de toute stratégie de repli - le projet de restriction des ventes de terrains à l'intérieur des communautés est, à titre d'exemple, une stratégie de repli - il n'existe que deux options vitales, mais opposées : soit l'ancrage au régime syrien, sous le label de l'alliance des minorités, soit la construction d'un État libanais capable d'être lui-même la puissance de référence tant désirée.
La première option est coûteuse et plus qu'incertaine. Déjà testée à plusieurs reprises, elle a sombré dans l'échec, mais un certain nombre de chefs et de responsables politiques chrétiens continuent quand même d'y croire et d'autres, après avoir âprement combattu cette ligne, l'ont plus ou moins rejointe récemment.
La seconde est celle qu'annonçait la révolution du Cèdre. Pour la première fois dans l'histoire du pays, des Libanais de diverses communautés s'étaient confondus dans un élan populaire d'une ampleur inégalée pour exprimer leur volonté de vivre en commun et d'édifier un État capable de guérir enfin leurs angoisses existentielles.
Hélas, dès sa naissance, ce mouvement s'est heurté à la puissance de l'axe irano-syrien et à ses alliés locaux. En s'y opposant par tous les moyens, ces derniers sont parvenus non seulement à casser l'élan de 2005, mais aussi et surtout à réimposer la configuration la plus étroitement confessionnelle. De sorte que chacun a retrouvé ses références traditionnelles, et les chrétiens... rien du tout.
Aujourd'hui, dans les conversations entre chrétiens libanais, la question qui revient le plus souvent est de savoir lequel, du sunnite ou du chiite, est plus dangereux pour le chrétien ; question totalement inepte, en vérité, puisqu'en l'absence d'un État libanais-référence, tout est dangereux pour tout le monde, et en particulier pour le chrétien.
Mais cette interrogation est encore plus imbécile dans la mesure où elle fait abstraction d'une variante fondamentale touchant les sunnites : l'existence ou pas du Courant du futur.
Beaucoup de chrétiens, notamment dans le giron du général Michel Aoun, voient l'empreinte de ce Courant dans les événements du 5 février 2006. Le bon sens commanderait plutôt de reconnaître que, sans le Futur, il y aurait chaque jour un 5 février. Parce que sans le Futur, ce ne serait ni Michel Aoun ni Hassan Nasrallah qui conduirait les sunnites, ce serait Ben Laden...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire