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vendredi 14 janvier 2011

Le vrai Ben Ali

DNA
Il fallait le voir, s’adressant aux Tunisiens dans son allocution télévisée du 10 janvier, arc-bouté dans ses certitudes, visage fermé, air grave, regard noir. Il fallait l’entendre stigmatiser ces « criminels », ces « délinquants », ces « voyous cagoulés » qui ont « vendu leur âme au terrorisme et à l’extrémisme ».

Il fallait l’entendre confondre dans sa vindicte paranoïaque les islamistes et les gauchistes, et dénoncer ces « agents à la solde de l’étranger », érigés en seuls responsables des émeutes qui secouent le pays depuis 25 jours maintenant. Il fallait l’entendre encore, menacer à mots à peine voilés les parents qui ne surveilleraient pas leurs enfants. On avait retrouvé le père fouettard : martial, sécuritaire, manipulateur, dictateur impitoyable et flic à l’ancienne.

Le vrai Ben Ali ! Le vieux lion est toujours là, prêt à mordre et à griffer. La bête est peut-être blessée, mais elle n’a pas complètement abdiqué.

On le disait vieilli, usé, fatigué et même malade. On glosait sur ses absences inexplicables, sur ses pharyngites à répétition. On le pensait diminué et dominé par sa femme et par son envahissant beau-frère. Le butor, le « voyou de sous-préfecture » qui avait inspiré une sainte terreur à son peuple, semblait s’être métamorphosé en une espèce de ploutocrate débonnaire et abusé par les siens.

Un bad cop transformé en mari modèle, en beau-père idéal, en grand-père gâteau et attentionné. Sa générosité était devenue légendaire. N’avait-il pas comblé de présents et de juteuses participations dans les entreprises publiques et les banques son jeune gendre, le prénommé Sakhri, le jour de son mariage ? Ben Ali ne faisait plus vraiment peur et presque sourire. Il était devenu le sujet de nos moqueries et de nos railleries.

Même le système semblait avoir muté. Ce n’était plus un régime, c’était une oligarchie. La Tunisie n’était plus une dictature policière mais un casino géant où tous les coups (en bourse) semblaient permis, pour le plus grand bonheur de Sidi Belhassen* et des gens de sa clique. Oubliée la torture dans les commissariats, oubliée la légende noire des sous-sols du ministère de l’Intérieur. Bien sûr, nous n’étions pas devenus tout à fait aveugles, juste très myopes.

Nous savions que des opposants et des avocats étaient régulièrement molestés, nous savions que des journalistes continuaient à être embastillés pour des futilités. Mais quelque part, c’est comme si nous avions décidé de passer l’éponge pour passer à autre chose. Comme si nous avions décidé de donner un chèque en blanc à celui qui avait fini par nous persuader de la réalité du miracle économique tunisien.

On s’était presque résignés à l’idée que le temps passé au pouvoir lui donnait des droits sur la Tunisie. 2004… 2009… 2014… En attendant Leïla, ou - qui sait ? – Sakhr… Ou un autre adoubé par le clan, par les familles régnantes...

Ce scénario cousu de fil mauve s’est fracassé dans la nuit du 8 au 9 janvier. La belle Leïla a disparu des écrans radars. Le fringant Sakhr* aurait trouvé refuge à Montréal. Et le clan des Trabelsi fait maintenant profil bas.

Il rase les murs. Quand aux grandes familles veules et cupides de notre oligarchie d’affaires, qui avaient choisi sciemment de lier leur destin à celui de la famille possédante, elles doivent maintenant trembler de tous leurs membres. Le président s’imaginait sans doute qu’il pourrait compter sur elles le moment venu. Il découvre que ceux qu’il s’imaginait être des alliés ne sont en réalité que des boulets.

Et qu’en dépit de tout leur argent et de leurs manières d’aristocrates raffinés, ces parasites évanescents pèsent décidément bien peu de choses à côté de la force brute des ninjas encagoulés de la sûreté de l’Etat.

La tempête qui s’est abattue sur la Tunisie au lendemain de l’immolation par le feu de Mohamed Bouaziz a au moins eu le mérite de remettre les pendules à l’heure. Les masques sont tombés. La comédie est terminée. Ben Ali, le vrai, était de retour. Le doute n’est plus permis : le chef, c’est lui et personne d’autre. Et il va faire le sale boulot, celui pour lequel on l’a programmé. « Back to basics », comme diraient nos amis américains : la matraque et les BOP * sont redevenus les solides piliers du régime.

Dans l’adversité, Ben Ali a retrouvé son vrai visage. Et sa vraie famille : la police. Exit, le patriarche débonnaire, place au Pinochet gominé qui fait tirer sur son peuple. La politique du pire a retrouvé ses droits. C’est « après moi le déluge » ! Il faut réactiver les réflexes de la peur et de la soumission.

Déjà, les tués se comptent par dizaines et les blessés par centaines dans le triangle du courage et de la mort : Kasserine, Thala, Regueb. Hôpitaux débordés, cadavres criblés de balles, cortèges funèbres mitraillés : scènes d’Intifada en plein cœur de la Tunisie.

Aurait-il voulu mettre le feu au pays tout entier qu’il ne s’y serait pas pris différemment. Mais au fond, peut-être était-ce l’objectif recherché. Allumer l’incendie pour mieux l’éteindre ensuite, tactique du pompier pyromane. Tabler sur une radicalisation du mouvement pour mieux le réprimer. Pousser l’adversaire à la violence et à la faute et installer un climat de terreur. Cela ne vous rappelle rien ? Moi si.

Tout cela évoque furieusement une des pages les plus sombres et les plus refoulées de notre histoire récente. Notre « sale guerre », la sale guerre des années 1990 contre les islamistes d’Ennahda. Guerre policière, mais aussi guerre psychologique. Sait-on ce qui s’est vraiment passé à l’époque ? Non. L’histoire de « nos années de plomb » est encore à écrire.

Ne sommes-nous pas tous tombés dans le piège de la provocation ? Tous les complots et toutes les attaques imputées à nos intégristes en étaient-ils vraiment ? Les vitriolages ? L’attaque de la cellule du RCD à Bab Souika ? Le complot du « groupe sécuritaire » dirigé par le Dr Sadok Chourou, qui croupit toujours en prison ? On ne peut rien prouver. Mais au vu de ce qui est en train de se passer du côté de Kasserine, il est permis de douter de la véracité de certains récits largement instrumentalisés à des fins de propagande, et qui ont peut être été mis en scène pour justifier la répression à outrance contre les partisans de Rached Ghannouchi. Le régime – ou ce qu’il en reste, son noyau dur – doit se dire que c’est avec les vieilles marmites qu’on prépare les meilleurs plats.

Voilà. C’est comme si nous étions revenus 20 ans en arrière. Sauf que cette fois, les événements sont sans commune mesure avec ce que nous avons connu à l’époque. L’affaire est d’une toute autre ampleur. Elle prend une tournure inédite. Car le peuple s’est soulevé. La police a tiré à balles réelles, pour tuer. Et elle a tué. Au vu et au su de la terre entière. Les pandores ne se contentent plus d’arrêter les gens pour accomplir leur sale besogne à l’ombre, dans le secret des commissariats. Maintenant, ils tirent à balles réelles sur la foule désarmée.

Ben Ali, enfermé dans sa tour d’ivoire, semblait sûr de son fait et de sa force. Mais il était coupé de la réalité. Et de son peuple. Les Tunisiens sont peut-être désemparés. Mais ils sont aussi froidement déterminés. Ils ont relevé la tête, démasqué l’imposture. Ils se prennent à rêver… d’un homme providentiel, habillé en treillis, qui sauverait le pays du chaos et instaurerait enfin la démocratie en rendant le pouvoir à ce peuple qui s’est battu pour son droit et sa dignité. Et l’armée, qui n’a pas tiré une seule cartouche, commence à fraterniser avec le peuple.

Ce scénario d’un 7 novembre à l’envers hantait les nuits de notre général-président. Il était mieux placé que personne pour savoir qu’on ne se méfie jamais assez des militaires. Il réussira peut-être à sauver la face. Mais il a sans doute déjà perdu la partie. Et le limogeage de quelques fusibles n’y changera rien…



Farès Omrani, journaliste tunisien.

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