Jean-Sylvestre Mongrenier
Difficile de comprendre l'insurrection libyenne avec un regard européen. "Plan Marshall", "effet domino", "fin de l'histoire", "chute du mur" : les médias multiplient les expressions peu adaptées. Si la prudence dans l'analyse reste de mise, l'Union européenne devrait avoir un rôle à jouer.
Les rebelles anti-gouvernementaux se préparent à une attaque des partisans pro-Kadhafi. Crédit Reuters
Peut-on parler de "révolution" à propos des événements qui se déroulent actuellement en Libye ?
Je parlerais plus volontiers d’ "insurrection" que de "révolution" car le terme "révolution" -dans le sens qu’il a pris à l’ère moderne - a une forte connotation idéologique (la révolution comme "guerre idéologique"), avec pour perspective un bouleversement d’ensemble de l’ordre politique et social, voire une dimension millénariste. Mais il est vrai que le terme de "révolution" est confus, avec de multiples significations, et il en vient à désigner tout bouleversement violent dans les rapports de pouvoir. Cependant, pour décrire et comprendre les phénomènes actuels, cette acception très générale ne saurait suffire.
Dans le cas présent, il s’agit d’une sédition des corps et des âmes qui a débouché sur une insurrection armée. C’est un phénomène politique "brut", un corps-à-corps qui nous renvoie à l’ "essence du politique" (selon l'expression de Julien Freund) et nous sommes dans l’inconnu quant aux perspectives qui animent les forces levées contre Kadhafi. On perçoit "quelque chose" de viscéral, avec le sentiment que le dessous reprend le dessus. Ainsi découvre-t-on que l’invocation idéologique de la Jamahiriya dissimulait des équilibres tribaux dont les ressorts profonds nous échappent; nommer et recenser les tribus ne suffit pas à comprendre ce qui se passe. De la soumission à la rébellion puis à l’insurrection armée... Il faut insister sur le caractère brut de l’événement qui échappe à nos catégories et rhétoriques trop abstraites ("dignité", "fierté arabe", "revanche" sur l’ "humiliation", etc).
Cette insurrection a débouché sur une guerre civile comme le laissait à penser le début des événements. Une dizaine de villes libyennes dans la partie Est du territoire sont entrées en état de sécession vis-à-vis du pouvoir central dont Benghazi et Tobrouk. A l’Ouest, des villes sont aussi tombées. Il est aujourd’hui attesté que les pertes humaines sont très au-delà de ce que l’on a pu voir, ces dernières semaines, lors des troubles que d’autres pays de la région ont connu ou connaissent actuellement. Avec l’extension des violences et leur durée, dans un contexte de partition territoriale entre deux pôles de pouvoir (Tripoli à l’Ouest et Benghazi à l’Est), nous sommes bel et bien dans une situation de guerre civile entre des forces opposées. L’enjeu est le contrôle du pouvoir central, du territoire et des populations. C’est donc un conflit géopolitique. Sera-t-il suivi d’une guerre tribale ? Il faut d’ores et déjà s’interroger sur les retombées extérieures de ce conflit et leurs conséquences sur les positions européennes et occidentales en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (le "Grand Moyen-Orient").
La façon dont la "révolution libyenne" est retranscrite dans les médias occidentaux vous semble-t-elle satisfaisante ?
On cherche à plaquer un discours sur des faits et des réalités qui nous échappent. Ce qui est frappant, c’est la pauvreté du discours descriptif et interprétatif. On continue par exemple à parler d’ "effet domino" entre les différentes révoltes survenues en Tunisie, en Égypte ou en Libye, mais il s’agit d’un phénomène qui s’amplifie et qui gagne en intensité au fur et à mesure qu’il s’étend. Nous sommes non pas dans une séquence linéaire mais dans des logiques chaotiques, avec des enchaînements et des effets qui dépassent très largement les "scénarios" optimistes que l’on privilégie pour produire un récit intelligible d’une part, pour se rassurer d’autre part.
Par ailleurs, ces révoltes et séditions - une insurrection armée dans le cas de la Libye -, sont présentées comme le soulèvement de "peuples", supposés unanimes, qui renverseraient leurs tyrans, le tout sur un ton très "quarante-huitard" qui rappelle Micheletet sa religion du peuple. Selon ce "grand récit", pourtant bien usé, l’Histoire serait transparente et finalisée, avec l’avènement de la liberté dans une région restée à l’écart des transformations, ces deux dernières décennies. Les événements du monde arabe sont ainsi mécaniquement comparés à ceux qui ont précédé et suivi la chute du mur de Berlin. En fait, il s’agit d’une reprise ultra-simplifiée des thèses de Francis Fukuyamapourtant moquées par ailleurs (de manière injuste au demeurant). Aussi, cette référence implicite à "la fin de l’histoire" n’est-elle pas assumée.
En vérité, nous sommes dans un autre contexte historique et donc en terrain méconnu. Cette grille de lecture du type "enlargement" (élargissement des frontières de la liberté et du marché) correspond au récit de la guerre froide et de la victoire de l‘Ouest ; elle est décalée par rapport aux événements, voire dépassée. Nous n’avons pas affaire ici à deux visions du monde distinctes qui fonctionneraient en miroir et s’affronteraient comme ont pu le faire le communisme et le libéralisme (plus précisément, une idéologie dans le cas du communisme totalitaire, et une philosophie politique dans celui du libéralisme). Le monde arabe et musulman est "autre" que le monde européen et occidental. Il s’agit d’un autre espace géoculturel, animé par d’autres dynamiques, et l’insistance mise par de nombreux commentateurs sur le slogan de "liberté" des opposants ne suffira pas à voiler le caractère multiple et contradictoire de ces dynamiques. Cela n’exclut pas que certaines des dynamiques et des forces au travail soient en phase avec les attentes occidentales, mais il faut prendre en compte les autres aspects des processus en cours.
Ce monde arabo-musulman présente des milieux relativement homogènes et les effets de résonance entre la Tunisie, l’Égypte et la Libye, entre autres exemples, nous le montrent. L’existence généralisée de régimes autoritaires et patrimoniaux sclérosés est l’un des traits communs qui s’ajoute aux données ethnolinguistiques et religieuses (n’oublions pas cependant les minorités, chrétiennes notamment). Pourtant, les situations d’un pays à l’autre ne sont pas les mêmes et cette série de révoltes, répétons-le, s’écarte d’une séquence linéaire, avec des changements de même ampleur d’un pays à l’autre. Les dynamiques de violence et l’impression que tout peut basculer, avec des effets en tous sens dans le bassin méditerranéen, renvoient plus aux théories du chaos qu’à l’effet-domino. Peu de choses comparables avec les "révolutions de velours" de 1989. Si l’on dresse le seul bilan humain – des milliers de morts en Libye ? -, le fait est évident.
La révolte libyenne ne serait donc pas une simple réplique de la révolte égyptienne ?
L’insurrection libyenne et le semblant de révolution égyptienne varient fortement dans leurs rythmes, dans leurs modalités et dans leurs développements possibles. En Égypte, Il est encore trop tôt pour parler de changement de régime car la situation reste sous contrôle militaire comme c’est le cas depuis Nasser et sous les "raïs" qui lui ont succédé. Des rebondissements sont possibles (notons la tension entre l’idée de "révolution" et celle de "transition"). En Libye, nous sommes dans "autre chose". Les faits sont beaucoup plus brutaux et pourraient déboucher sur une forme de partition territorialesi Kadhafi parvenait à se maintenir sans avoir les moyens de reprendre l’Est libyen. Cela dit, les combats gagnent Tripoli et ses approches ; le réduit autour de Kadhafi se resserre. Quant à la Tunisie, la "révolution" a surtout abouti à chasser l’homme au pouvoir et son clan ; la situation est instable et l’on n’a pas encore tout vu.
Avec l’extension des violences en Libye et leur durée, dans un contexte de partition territoriale entre deux pôles de pouvoir (Tripoli à l’Ouest et Benghazi à l’Est), nous sommes bel et bien dans une situation de guerre civile entre des forces opposées. L’enjeu est le contrôle du pouvoir central, du territoire et des populations. C’est donc un conflit géopolitique. Sera-t-il suivi d’une guerre tribale ? Il faut d’ores et déjà s’interroger sur les retombées extérieures de ce conflit et leurs conséquences sur les positions européennes et occidentales en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (le "Grand Moyen-Orient").
L’Europe est en effet oncernée de façon encore plus évidente dans le cas libyen par rapport à l‘Égypte : la Libye se trouve en Afrique du Nord, sur la rive sud de la Méditerranée, et l’on ne pourra se défausser en considérant mezzo voce, comme dans le cas de l’Égypte ou du Golfe, que les responsabilités à assumer sont d’abord américaines. Il y a des enjeux migratoires évidents, des enjeux pétroliers et gaziers, financiers, sécuritaires in fine. L'islamisme et le jihad ne sont pas l’invention des dictateurs et tyrans de la région, même s’ils savent les instrumentaliser. Kadhafi manipule ces enjeux pour tenter de paralyser toute action ou réaction européenne et occidentale mais il est trop tard. Des sanctions sont en cours d’adoption et c’est un revirement par rapport aux dernières années. Si les gouvernements occidentaux s’inquiètent des retombées de la situation en Libye, aucun ne se hasardera plus à apporter à Kadhafi un quelconque soutien verbal ou à nuancer l’interprétation des événements. Toutefois, les enjeux énergétiques et migratoires ne peuvent être ignorés, ni ceux qui portent sur l’évacuation des ressortissants étrangers. Aussi évite-t-on les déclarations martiales. Il s’agit surtout d’accompagner les événements et d’anticiper leurs contrecoups.
Mais l’Union européenne est elle capable de jouer un rôle dans la région ?
Il n’existe pas de "modèle" clef en main sur lequel s’appuyer pour agir (les Européens en étaient, il y a peu encore, à justifier leur impuissance de fait par l’invocation des théories du soft power) mais il est certain qu’il faut agir sur le plan diplomatique et plus largement sur le plan géopolitique. Malheureusement, dans l’approche générale des situations au sud et à l’est de la Méditerranée, on en reste au discours du processus de Barcelone(processus prétendument renouvelé par l’Union pour la Méditerranée), en guise de grille de lecture et d’interprétation. Cela a beau être un échec, le discours euro-méditerranéen et l’illusion du néo-andalousite sont recyclés pour interpréter les événements qui se déroulent aujourd’hui dans les pays arabes.
Ce qui est marquant, entre autres, c’est le recours répétitif à l’expression de "plan Marshall". Je ne vois pas comment il serait possible de monter un plan Marshall, avec l’état désastreux dans lequel se trouvent aujourd’hui les finances publiques des États de la zone euro. Il est déjà difficile de monter des plans de sauvetage pour sauver certains pays de la dite zone, alors comment on pourrait réunir les montants nécessaires (si l’on prend au sérieux cette référence historique) pour des pays arabes menacés de faillite économique. Il n’y a pas non plus la perspective d’une intégration dans un ensemble plus large et stabilisateur.
Souvenons-nous qu’à l’époque du plan Marshall, sous l’Administration Truman, les États-Unis se trouvaient dans une position hégémonique et disposaient de facilités financières. C’est loin d’être le cas pour l’Europe (l’Union Européenne) qui est plus un lâcheCommonwealth qu’un solide Commonwill. Le budget communautaire dépasse à peine les 1% du PIB de l’Union Européenne (UE) et les marges de manœuvre sont limitées. Il faut aussi que l’UE soit présente diplomatiquement et économiquement dans un "Est européen" fragile (les territoires entre l’ensemble UE-OTAN d’une part, la Russie d’autre par) qui constitue notre "hinterland" continental. N’oublions pas cette continuité territoriale.
Finalement, l’expression de "plan Marshall" est un peu comme la référence obligée aux accords de Grenelle (le "Grenelle" de l’environnement, des banlieues, etc.) dans la vie politique française : ces références sont devenues des mots magiques ; des "facilités" de langage qui induisent des "facilités" de pensée. En fait, ce pavlovisme linguistique empêche de penser les situations concrètes, les dynamiques d’ensemble et l’esprit du temps, exercice indispensable pour relever les défis. Les "éléments de langage" ne sauraient tenir lieu de vue-du-monde. L’important n’est pas de s’en sortir par des pirouettes verbales, ou de se préparer à une éristique du pauvre, mais de penser correctement les événements et leurs dynamiques pour répondre aux défis.
Comment percevez-vous le futur de la Libye ?
A l’évidence, beaucoup de choses vont se jouer dans les heures et les jours à venir précisant ainsi les lignes de force du "futur". L’opposition armée entre Kadhafi et des forces dont on sait peu de choses a fait basculer la Libye dans la guerre civile. Le "guide" s’accroche au pouvoir et affirme être prêt à mourir en martyr. On remarquera à ce sujet que tous ceux qui tombent au combat, en Libye comme dans les autres pays de la zone, sont qualifiés de "martyrs". Peu de choses à voir avec les chrétiens de l’Antiquité jetés aux lions.
Kadhafi pourrait-il se maintenir au pouvoir dans un étroit réduit ? Pourrait-il même renverser la situation ? Improbable mais si tel était le cas, aurait-il la légitimité nécessaire pour durer à la tête de la Libye ? Peut-on "faire époque" une seconde fois ? Dans les années 1950-60, les masses arabes étaient prêtes à accepter des systèmes coercitifs– Nasser, Bourguiba et bien d’autres n’étaient pas de doux rêveurs mais des chefs politiques redoutables -, mais dans une perspective mobilisatrice, nationaliste ou panarabe. Les "retombées" dans le monde arabe des idéologies de masse du premier XXè siècle jouaient le rôle de religions séculières, transcendant les existences individuelles et légitimant les sacrifices.
Aujourd’hui, ces référentiels idéologiques ne sont plus crédibles : ce sont des systèmes politiques et idéologiques qui ont historiquement échoué ; on le sait depuis la guerre des six jours et le réveil de l’islamisme comme « formule » de rechange. Donc, même si Kadhafi écrasait les forces qui s’opposent à lui, forces dont on ne sait presque rien au final, cela semble improbable qu’il puisse "s’installer" au pouvoir car la légitimité lui ferait défaut et un système ne peut reposer durablement sur la seule coercition. Il y faut au moins le consentement passif d’une partie de la population et cela n’est plus le cas. Mais encore une fois, que sait-on au juste de la situation, excepté le fait que des hommes se combattent réciproquement et meurent ?
Se pose désormais la question de la légitimité et du degré de cohésion des forces qui combattent Kadhafi. A propos de l’Égypte, les commentateurs avaient des noms de partis et d’hommes à mettre en avant et ils pouvaient se livrer à des exercices intellectuels abstraits qui remplissaient le "vide". Sur la Libye, rien d’autre que le spectacle d’une violence déchaînée qui ruine le scénario d’une "révolution de velours" moyen-orientale.Nous entrons dans une période de profonde instabilité qui met en porte-à-faux, plus encore, le discours obligé sur l’unité de la Méditerranée et la communauté de destin de ses "enfants". Une chimère qui nous renvoie aux années 1990. On objectera que la chose est souhaitable et qu’il faut donc "refonder" l’UPM…
En Libye, si la situation empire et le chaos s’installe, au-delà des sanctions qui n’ont pas d’effet immédiat, la question d’une intervention militaire se posera (la délimitation de zones d’exclusion aérienne est évoquée) et nous pourrions nous retrouver face aux dilemmes d’une hypothétique action politico-militaire.
Avec qui mener cette action, selon quelles modalités et avec quels moyens? Dans quel cadre (UE, OTAN, "coalition de bonnes volontés" , ONU) et pour quelles finalités politiques ? Déjà, l’un des principaux story tellers du "méditerranéisme", lecteur probable de Benoist-Méchin et adepte de la "grandeur", explique qu’il ne faudrait pas ajouter la guerre à la guerre. Un écho du mitterrandisme ?
Une certitude : en dépit de l’économisme et du moralisme ambiants, nous n’en avons pas fini avec les questions militaires et géopolitiques. Max Weber rappelait avec ironie que les collectivités politiques ne pouvaient descendre du train de l’Histoire comme on interpelle le cocher pour descendre d’une voiture.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire