La Croix
L’État turc revendique la propriété de terres situées dans l’enceinte du monastère syrien-orthodoxe vieux de 1600 ans, où vivent le métropolite de Tur Abdin ainsi que moines et moniales
Le dernier monastère de Turquie occupé par des moines deviendra-t-il un musée ? Le sort de Mar Gabriel, situé aux confins de l’Anatolie, où vivent 3 moines, 14 religieuses et une quarantaine d’étudiants syriens-orthodoxes, suscite de plus en plus d’inquiétudes. Depuis trois ans, le monastère est en butte à une série de procédures judiciaires intentées à tous les échelons.
Le premier acte s’est d’abord joué au niveau local, lorsque deux villages kurdes voisins, s’estimant lésés par le cadastre, ont tenté en 2008 de récupérer des terres situées dans l’enceinte de Mar Gabriel. La justice leur a donné tort.
L’affaire a pris ensuite une ampleur nationale : l’administration des forêts a estimé que douze parcelles représentant 99 hectares, là encore dans l’enceinte du monastère, étaient des forêts et appartenaient donc, comme telles à l’État.
Faisant valoir des documents légaux datant de 1937, la fondation de Mar Gabriel a alors interjeté appel auprès du tribunal cadastral de Midyat qui lui a donné raison en 2009. Mais le 26 janvier dernier, la « Yargitay », la Cour de cassation d’Ankara a cassé ce verdict. Et décrété que les terrains doivent être enregistrés au nom du Trésor public…
Des « atteintes aux droits de l’homme »
À ces procédures s’ajoute une litanie d’accusations, allant du prosélytisme – le monastère accueille 35 jeunes se préparant aux ministères en rite syrien – à la remise en cause de ses fondations qui, affirment certains responsables musulmans, auraient été érigées sur l’emplacement d’une ancienne mosquée…
« Mar Gabriel a été fondé en 397, soit plusieurs siècles avant le prophète Mohammed et la construction des mosquées », s’est indigné David Gelen, président de la Fondation araméenne, qui dénonce une « campagne d’intimidation » menée contre les moines.
La décision d’Ankara a suscité de vives critiques au sein de la diaspora et plus largement. Les Églises suisses, catholique et protestantes, ont récemment pris position pour défendre ce site « menacé par des forces visiblement gênées par des symboles de vie chrétienne ».
Condamnant des « atteintes aux droits de l’homme », le président de la Conférence des évêques, Mgr Norbert Brunner, et le président du Conseil de la Fédération des Églises protestantes, Gottfried Wilhelm Locher, ont demandé, le 16 février, au gouvernement turc, qui préside actuellement le Conseil de l’Europe, de « reconnaître tous les groupes ethniques chrétiens dans le pays » et de « leur garantir le droit à la liberté religieuse ».
De fait, la Turquie ne dispose toujours pas d’un cadre légal garantissant à toutes les minorités religieuses une pratique sans contrainte. Et les lieux de culte, dès lors qu’ils sont inscrits au patrimoine pour leur préservation, sont transformés en musées.
"Un très mauvais signal pour toute perspective démocratique"
L’Église catholique déplore de son côté un nouveau « coup » porté au « multiculturalisme qui caractérisait cette nation depuis l’empire ottoman ». Cette décision, qui s’ajoute à la volonté d’exproprier le cimetière catholique de Trébizonde, « signifie que l’État turc à la fois proclame la laïcité et la remet en question, et qu’en tout cas, elle n’est pas accueillie de bon gré », s’inquiète un responsable religieux sur place, souhaitant que l’Union européenne intervienne.
« Symboliquement, c’est un très mauvais signal pour toute perspective démocratique, appuie l’historien Sébastien de Courtois, spécialiste des minorités religieuses en Turquie (1). Cette affaire prend une telle ampleur que je ne peux imaginer qu’il n’y ait pas une volonté politique, derrière, de lutter contre l’enracinement des chrétiens en Anatolie orientale. La disparition de Mar Gabriel serait catastrophique pour la Turquie et pour tous les chrétiens d’Orient. »
Mar Gabriel est, de fait, un symbole fort du christianisme oriental : considéré par les syriens-orthodoxes comme leur « seconde Jérusalem », il demeure un centre spirituel et culturel important.
Aujourd’hui seuls 3 000 syriens-orthodoxes vivent toujours dans cette région du Tur Abdin – « la montagne des ermites » en syriaque –, sur les 130 000 qui la peuplaient dans les années 1960. Pour l’heure, les moines de Mar Gabriel, où la règle est des plus strictes, se sont murés dans le silence de leur grand Carême.
CÉLINE HOYEAU
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