Nouvel Observateur Ignace Leverrier, ancien diplomate, chercheur arabisant, s'interroge sur l'état du pays.
extraits:
Comme leurs amis syriens, ceux qui connaissent la Syrie pour y avoir vécu restent atterrés par les explications fournies par certains universitaires et hommes politiques français à la nouvelle démonstration de "l'exception syrienne". Selon eux, Tunisiens, Egyptiens et Libyens... avaient toutes les raisons du monde de se rebeller contre leurs dirigeants, autoritaires et corrompus. En revanche, en Syrie, la population ne bouge pas car, si des reproches peuvent être formulés à la gouvernance de Bachar Al Assad, les Syriens adhèrent à sa politique nationaliste de "résistance et obstruction" aux projets impérialistes.
Il est exact que les Syriens et leur président s'accordent sur ces thèmes. Mais ils sont loin d'y mettre le même contenu...le premier danger pour le régime syrien ne provient plus de l'extérieur mais de l'intérieur. Il ne s'agit plus d'Israël, mais de la population syrienne.
Depuis l'arrivée de Bachar Al Assad au pouvoir, les conditions économiques et sociales se sont dégradées pour une majorité de Syriens. Certes, le train des réformes économiques a démarré. Mais la locomotive n'a entraîné derrière elle que le wagon de tête, réservé aux hommes d'affaires issus de la bourgeoisie traditionnelle, à la nouvelle bourgeoisie enrichie grâce au secteur public, aux officiers de l'armée et des services de sécurité, et à ceux qui, de tous bords, ont accepté de se mettre à la remorque de la famille présidentielle pour le meilleur et pour le pire. Quant aux autres wagons, ceux des travailleurs, paysans, artisans, petits commerçants, métiers indépendants et fonctionnaires, voire entrepreneurs attachés à leur indépendance et au respect d'une certaine éthique dans les affaires, ils sont restés en gare. Bénéfique pour quelques uns, l'ouverture économique s'est traduite pour la majorité par un chômage accru, une paupérisation généralisée, des déplacements de population, le développement de la criminalité, un désir d'émigration croissant.
Depuis l'arrivée de Bachar Al Assad au pouvoir, la corruption, qui pèse en premier lieu sur la masse de la population, soumise aux extorsions quotidiennes des fonctionnaires et des policiers, a cru de façon exponentielle. Ce qui était un travers de l'administration civile et militaire et du monde des affaires sous Hafez Al Assad est devenu, sous son héritier, un véritable système. Sa structure pyramidale interdit qu'il soit porté remède à ce phénomène sans s'attaquer aux membres de la famille présidentielle qui en sont les organisateurs et les premiers bénéficiaires.
Le "Printemps de Damas" a été interrompu avant d'avoir porté ses fruits. Les "Comités de Relance de la Société Civile" ont été dissous. Les forums de débat citoyen ouvert à la fin de l'an 2000 ont été fermés. Des députés, universitaires, journalistes, syndicalistes, médecins, avocats et hommes d'affaires à l'origine de ces initiatives ont été emprisonnés. Lancée en octobre 2005, une " Déclaration de Damas pour le Changement Démocratique en Syrie" a connu un sort identique.
Depuis l'arrivée de Bachar Al Assad au pouvoir, les Droits de l'Homme n'ont connu en Syrie qu'une amélioration de façade. Moins sauvage que du temps de son père, la torture y reste une pratique ordinaire et les cas de décès en détention ne sont pas rares. Les militants démocrates, les seuls dont les Etats occidentaux se préoccupent, sont traités avec une certaine retenue. Mais les "islamistes" , jihadistes ou salafistes, tous assimilés à des terroristes, subissent aujourd'hui, dans l'indifférence générale de ces mêmes Etats, les traitements inhumains et dégradants qui étaient jadis l'apanage des Frères Musulmans. Les Kurdes, surtout lorsqu'ils sont convaincus de sympathie avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d'Abdallah Ocalan, sont victimes des mêmes agissements. Les uns et les autres continuent d'être arrêtés hors de tout cadre juridique, par des services de renseignements qui estiment n'avoir besoin de l'ordre de personne pour intervenir. Au lieu de restreindre ces comportements, Bachar Al Assad les a encouragés en promulguant, le 30 septembre 2008, un décret législatif qui assure l'immunité devant la justice à un nombre accru d'agents de ces mêmes services, qui auraient, sous la torture, provoqué la mort de leurs victimes.
Répondant, le 31 janvier, aux questions du "Wall Street Journal ", Bachar Al Assad a affirmé qu'il voulait réformer, mais que "sa population n'était pas mûre pour la démocratie " !
== Le régime syrien n'est laïc que pour autant que la laïcité sert ses intérêts ==. Lorsque ceux-ci lui dictent de pactiser avec des "islamistes", pour contrecarrer les projets des Américains dans la région, entretenir l'instabilité au Liban ou démontrer à l'Occident que la Syrie est, elle aussi, la cible du terrorisme, il n'hésite jamais à le faire.
ni les chrétiens, ni les druzes, ni les ismaéliens ne se font d'illusion. Réduits à la portion congrue dans la répartition des postes de décision à la tête du régime, très largement monopolisés par des sunnites ayant fait allégeance, pour le "pouvoir apparent", et par des alaouites appartenant au clan présidentiel, pour le "pouvoir réel ", ils savent depuis longtemps que ce n'est pas pour les protéger, mais pour se protéger, que Bachar Al Assad s'efforce de les regrouper autour de lui.l
Pourquoi, dans ces conditions, les Syriens n'ont-ils pas (encore) bougé ?
== D'abord parce qu'ils ont peur==. Comment pourraient-ils oublier la barbarie manifestée de sang froid par le régime lors de la répression du soulèvement du début des années 1980 ? Ses victimes se comptent par dizaines de milliers, auxquels s'ajoutent quelque 17 000 à 18 000 hommes et jeunes gens, enlevés chez eux par les moukhabarat, dont les familles demeurent jusqu'à aujourd'hui sans nouvelle. Depuis ces événements, des centaines de milliers de Syriens réfugiés à l'étranger n'ont pas été autorisés à rentrer dans leur pays, et les appels à une réconciliation nationale se sont heurtés à un silence aussi absolu que méprisant du régime de Hafez, puis de Bachar Al Assad. Plus près de nous, comment les Syriens ne seraient-ils pas inquiets quand, deux ans et demi après la mutinerie de la prison militaire de Sadnaya, réprimée dans le sang au milieu du mois de juillet 2008 alors que Bachar Al Assad était reçu à Paris, aucun bilan de la reprise en main n'a encore été donné et que des centaines de familles continuent d'ignorer tout de ceux dont elles attendent des nouvelles ou la remise en liberté ?
== L'immobilisme de la Syrie s'explique aussi par la division de sa population en une multitude de communautés ethniques et confessionnelles ==. Leur entente et leur compréhension mutuelle ne sont que de façade. En réalité, les chrétiens ont peur des sunnites. Les sunnites détestent les alaouites. Les alaouites se méfient des sunnites et méprisent les druzes et les ismaéliens... Au niveau ethnique, la situation est identique. Les arabes suspectent tous les kurdes d'être animés d'intentions séparatistes. Les kurdes considèrent que les arabes, par sentiment nationaliste, ne se rangeront jamais à leur côté. Tout le monde s'observe donc, et personne n'est disposé à s'exposer le premier en se portant en tête d'un mouvement quelconque qui permettrait aux autres de tirer les marrons du feu.
== Réservant les visas aux journalistes « amis », la Syrie reste un trou noir de notre information ==.
Les Syriens n'étant pas en mesure de se mobiliser, et le président Bachar Al Assad n'ayant pas l'intention de mettre en œuvre des réformes politiques que son entourage et les profiteurs du statu quo se refusent eux aussi à envisager, comment la situation pourrait-elle évoluer ?
Un fait divers à Damas, le 17 février, pourrait le préfigurer. Suite au passage à tabac, par des agents de la circulation, d'un jeune homme tenant boutique dans la vieille ville, plusieurs centaines de commerçants sont intervenus pour prendre à partie les policiers qu'ils ont mis en fuite. Ils ont alors occupé l'ensemble du quartier, réclamant que les policiers soient traduits en justice et exigeant, au cri de " le peuple syrien ne se laissera pas humilier", la présence du ministre de l'Intérieur.
C'est un événement de ce type, une explosion de colère spontanée provoquée par "l'humiliation de trop", qui pourrait, comme en Tunisie, mettre le feu aux poudres. Compte-tenu de l'ampleur des mécontentements et des désirs de vengeance de la population, et de la terreur de la tête du régime de perdre la vie avec le contrôle de la situation, une explosion sociale a toutes les chances de prendre, en Syrie, une tournure aussi dramatique qu'en Libye.
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